L’intervention dont Haïti a vraiment besoin
Ce n’est pas par la force que l’on résoudra la crise du pays mais par une politique monétaire judicieuse.
Alors que l’état d’Haïti est au bord du gouffre et que l’on constate une nette reprise des enlèvements, de l’insécurité et de la violence provoquée par les gangs, les puissances occidentales ont recours à leurs stratégies habituelles pour tenter de stabiliser le pays, c’est-à-dire prendre des sanctions contre les élites haïtiennes complices des gangs et s’efforcer de consolider la police nationale. Au même moment, alors qu’environ un an de débat vient de s’écouler, les acteurs internationaux, parmi lesquels figurent le Kenya et les États-Unis, se montrent de plus en enclins à donner une réponse positive à l’appel du premier ministre haïtien Ariel Henry qui demande une nouvelle intervention étrangère dans le pays.
Alors que l’état d’Haïti est au bord du gouffre et que l’on constate une nette reprise des enlèvements, de l’insécurité et de la violence provoquée par les gangs, les puissances occidentales ont recours à leurs stratégies habituelles pour tenter de stabiliser le pays, c’est-à-dire prendre des sanctions contre les élites haïtiennes complices des gangs et s’efforcer de consolider la police nationale. Au même moment, alors qu’environ un an de débat vient de s’écouler, les acteurs internationaux, parmi lesquels figurent le Kenya et les États-Unis, se montrent de plus en enclins à donner une réponse positive à l’appel du premier ministre haïtien Ariel Henry qui demande une nouvelle intervention étrangère dans le pays.
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Les mesures de répression ont peut-être leur rôle à jouer dans l’approche de la communauté internationale mais toute stratégie se limitant à la justice pénale ou à des mécanismes de sécurité militaire sera vouée à l’échec, comme l’ont déjà été les précédentes interventions militaires américaines. L’activité omniprésente des gangs n’est que le reflet le plus visible du principal facteur de la catastrophe dont est victime Haïti, même s’il est sous-estimé, c’est bel et bien le système monétaire du pays qui a été ruiné par l’héritage de son passé colonial.
La dollarisation, la dévaluation et l’hyper-inflation qui ont rendu exsangue l’économie d’Haïti et plongé la plupart des habitants dans la pauvreté ne sont que les dernières conséquences d’une crise financière longue de plusieurs siècles. Les efforts internationaux ne seront couronnés de succès que s’ils font face à la brutalité de l’histoire coloniale du pays pour y remédier. Plutôt que d’avoir une fois de plus recours à la force, les puissances occidentales, en particulier la France et les États-Unis, devraient se tourner vers la politique monétaire ainsi que les outils financiers pour attaquer la crise haïtienne à la racine et restaurer la souveraineté monétaire du pays.
La colonisation française de Saint-Domingue (ainsi que s’appelait Haïti au XVIIIème siècle) est à l’origine de plus de deux siècles d’impérialisme monétaire. Tout a commencé avec le monopole du commerce d’entreprise français, un monopole qui a provoqué la révolution sucrière dans les Caraïbes en les peuplant de colons blancs et d’esclaves d’Afrique de l’Ouest. A terme, Saint-Domingue est ainsi devenue la colonie la plus lucrative au monde.
En 1720, après les guerres de Louis XIV qui avaient mis le royaume au bord de la ruine, le gouvernement français a fait payer par la colonie et en particulier par ses esclaves le remboursement des énormes dettes de la France. La France utilisa son monopole de la traite des esclaves vers Saint- Domingue pour garantir un projet visant à convertir ses dettes en actifs financiers. Pour ce faire, la France a vendu des actions dans le consortium de commerce international qui s’appelait la Compagnie des Indes. Cette tentative pour rembourser sa dette avait pratiquement échoué vers la fin de l’année 1720 mais elle montre la volonté de la France de subordonner Haïti à ses propres intérêts financiers et politiques.
A la même époque, alors que s’intensifiaient les tensions entre les principaux planteurs blancs de Saint-Domingue, les administrateurs de la colonie, et les nègres marrons dont l’importance y était de plus en plus grande (il s’agit d’esclaves qui avaient fui leurs plantations), les administrateurs français établirent un système de milices pour capturer les esclaves en fuite. Des personnes libres, y compris des personnes de couleur, étaient donc chargées de capturer et de réprimer les nègres marrons cachés dans les zones de montagnes les plus sauvages de la colonie. De fait, ces milices étaient des gangs privés financés par l’état, et leur usage systématique à partir des années 1720 marque le commencement de la culture d’insécurité intérieure et de terreur publique et privée qui a périodiquement causé de tels ravages dans la société civile haïtienne à l’époque moderne.
La révolution de 1791-1804 a rendu Haïti indépendante sans toutefois complétement la libérer de l’emprise française. En 1825, la France imposa à Haïti de lui verser une indemnité de 150 millions de francs pour reconnaître son indépendance alors que celle-ci avait déjà été conquise. Non sans perversité, la France a justifié cette énorme sanction comme étant la compensation due aux anciens propriétaires d’esclaves. Il n’est pas aisé de bien comprendre la logique inversée de cet accord: cette indemnisation consistait à exiger des anciens esclaves d’Haïti qu’ils compensent leurs oppresseurs pour la perte de leurs biens, c’est-à-dire non seulement la perte de leurs terres mais aussi celle de leurs esclaves. Menacée par une intervention armée, Haïti a dû accepter de payer cette indemnité.
Bien que la France en ait réduit plus tard le montant, elle contraignit cependant Haïti à financer cette extorsion par un emprunt de trente millions de francs, le prêteur étant bien entendu une banque française. Ainsi commença une série d’emprunts aussi ruineux les uns que les autres. La double dette qui en a résulté, qualifiée à juste titre de “rançon” dans une enquête du New York Times de mai 2022 qui a fait date au sujet de cette affaire, il a fallu plus d’un siècle pour que le gouvernement haïtien la rembourse. Haïti a finalement payé à la France un total de 112 millions francs, ce qui équivaudrait aujourd’hui à 560 millions de dollars. Cette indemnité eut pour effet d’entraver la capacité d’Haïti de développer des institutions financières et démocratiques viables pendant presque l’ensemble des XIXème et XXème siècles.
L’héritage de cette indemnité de 1825 associe les acteurs français et américains à la fois dans la sphère publique et la sphère privée, dans un odieux complot financier international visant à s’enrichir aux dépens du peuple haïtien. La Banque de France a délégué le contrôle de l’avenir financier d’Haïti à un certain nombres de grandes banques internationales basées à Paris. La plus importantes d’entre elles, le CIC, a fait l’acquisition de la double dette d’Haïti dans les années 1870 et a fondé la première Banque Centrale d’Haïti en 1880 pour servir de couverture à ses propres intérêts financiers ainsi qu’à d’autres intérêts financiers français.
Au début du XXème siècle aux États-Unis, Wall Street, qui recherchait activement des avant-postes aux Caraïbes après la fin de l’empire américain de l’Espagne depuis 1898, a commencé à s’introduire dans les pourparlers du Département d’État américain concernant l’avenir d’Haïti. En 1910, quand les investisseurs français et allemands refondèrent la Banque Centrale d’Haïti en un consortium multinational, le secrétaire d’état américain Philander Knox incita la National City Bank, l’ancêtre de Citibank, à acquérir une part de marché dans l’entreprise. Les actionnaires français furent mécontents de cette implication américaine, mais finalement ils ne purent empêcher l’occupation militaire américaine d’Haïti qui débuta en 1915.
Cette intervention, qui se prolongea jusqu’en 1934, donna aux États-Unis total contrôle de la Banque nationale d’Haïti et garantit que les paiements de la double dette aillent en toute sécurité à Wall Street. L’occupation militaire et le contrôle exercé par Wall Street sur les finances publiques d’Haïti ont œuvré de concert, se justifiant et se soutenant mutuellement. En 1920 la National City Bank avait racheté les derniers investisseurs européens de la Banque nationale d’Haïti. Les fonds qui allaient autrefois dans les banques françaises et qui représentaient près de la moitié des revenus publics d’Haïti entraient désormais dans les caisses de Wall Street et continuèrent de le faire 13 ans après la fin de l’occupation militaire.
L’occupation militaire américaine a entravé l’essor financier et politique d’Haïti. La domination de l’armée américaine a favorisé l’institution d’un régime de terreur et de répression qui culmina avec les effroyables Tontons Macoutes, la police personnelle du dictateur François Duvalier et de son fils Jean-Claude, de la fin des années cinquante aux années quatre-vingt. L’actuelle économie d’Haïti, où l’état et les gangs ont partie liée, est un héritage direct de ce système. Les hommes politiques et les hommes d’affaire haïtiens désormais soupçonnés d’être liés à des gangs organisés, comprennent, tout comme leurs prédécesseurs, que le pouvoir et la fortune viennent de la capacité à terroriser la population et à détenir le contrôle des principales infrastructures du pays.
Ainsi, l’un des gangs les plus notoires d’Haïti a-t-il récemment fermé la route principale d’accès au port de Port-au-Prince pour bloquer les importations de pétrole en provenance de Houston et donc prendre en otage l’ensemble du système de transport du pays. Ce système de corruption endémique alimenté par des acteurs de l’extérieur comme de l’intérieur explique pourquoi le programme de sanctions canadiennes et américaines contre les élites haïtiennes est confronté à maintes difficultés.
Parallèlement, après la seconde guerre mondiale, le remplacement de la livre sterling par le dollar après Bretton Woods a eu pour effet d’étendre l’empire financier de Washington en Haïti comme partout dans le monde. Le pouvoir du dollar ne s’est véritablement accru qu’avec la décision prise dans les années soixante-dix par le président américain Richard Nixon de dissocier le dollar de l’étalon-or: ainsi débuta notre ère financière avec le flottement des taux de change et ses opérations de change sophistiquées.
La dollarisation de l’économie haïtienne, qui a débuté avec le XXème siècle et qui se poursuit jusqu’aujourd’hui a réduit la gourde à n’être qu’une monnaie nationale que de nom. En Haïti, les transactions internationales se font presque exclusivement en dollars. Ils sont parfois utilisés dans l’économie locale de tous les jours mais peu d’Haïtiens y ont accès parce que les transferts d’argent que leur envoie leur famille résidant aux États-Unis leur sont le plus souvent payés en gourdes.
Et la gourde ne permet qu’un faible pouvoir d’achat aux Haïtiens. Le système actuel instauré par la Réserve Fédérale américaine pour lutter contre l’inflation n’a fait qu’accélérer la spirale descendante de la gourde: la hausse des taux d’intérêt renforce la valeur du dollar par rapport à celle de la gourde. De 2022 à 2023, la valeur d’un dollar est déjà passé de 100 à 150 gourdes.
Certes les Haïtiens ne sont pas seuls à subir une situation financière précaire. Mais Haïti joue en quelque sorte le rôle du canari dans la mine du système financier international. La situation déplorable de sa monnaie et de son économie a préfiguré le sort de maintes nations post-coloniales, du Venezuela à la Tunisie. Peu de pays sont aujourd’hui à l’abri des effets néfastes de la dollarisation et de l’hyper-inflation. Mais ce n’est pas une raison pour que les États-Unis et la France se dérobent face à la responsabilité spécifique qu’ils ont en Haïti parce qu’ils sont directement à l’origine de la catastrophe financière dans laquelle est plongé ce pays.
Rendre à Haïti sa souveraineté monétaire est un immense défi et une entreprise dont on ne mesure pas les limites, il demandera des sacrifices aux pays occidentaux les plus riches, en particulier la France et les États-Unis.
Commençons par les revendications légitimes du peuple haïtien lui-même. Depuis le début du XIXème siècle une longue lignée d’intellectuels haïtiens a insisté sur l’importance de l’indemnité pour la condamner. En 2004, à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance d’Haïti, l’ancien président de Haïti, Jean-Bertrand Aristide, a exigé de la France qu’elle restitue 21 millions de dollars à son pays. Cette somme correspond à la meilleure estimation disponible, elle est fondée sur des hypothèses prudentes de ce que coûte aujourd’hui la double dette à l’économie haïtienne, en incluant la perte d’opportunités d’investissements internes. A titre de comparaison l’enquête du New York Times estimait que le véritables montant des dommages subis pourrait atteindre 115 milliards de dollars.
Mais la France n’est pas seule à avoir des obligations morales à cause de son histoire. Un consortium d’institutions publiques et de groupes financiers privés qui ont profité de l’indemnisation, sous la direction du système de la Réserve Fédérale américaine, de la Banque de France, du Crédit Mutuel (la banque européenne qui gère désormais le CIC) ainsi que Citibank devrait mettre à la disposition de la Banque nationale d’Haïti un fonds de 21 milliards de dollars.
Le Club de Paris, un groupe informel de pays créanciers, pourrait former un forum permettant à la France, aux États-Unis et à Haïti de décider qui doit payer et combien, ainsi que les conditions devant être remplies en Haïti pour que son Trésor puisse recevoir ces fonds. Ces conditions devraient être déterminées en consultation avec les principaux acteurs de la société civile haïtienne, tels qu’ils figurent dans l’accord du Montana, un groupe qui cherche à orienter le pays vers de nouvelles élections. Au minimum, organiser des élections libres et équitables dans un climat de sécurité devrait être l’une des conditions préalables.
Mais signer un chèque de 21 milliards de dollars ne suffira pas à résoudre les problèmes financiers du pays. La France, les États-Unis ainsi que les autres parties responsables, tant dans le domaine privé que public, doivent également s’engager immédiatement sur un deuxième front dans la lutte contre la crise financière haïtienne, avec un usage stratégique de la politique monétaire et commerciale.
D’abord ces acteurs doivent agir ensemble de toute urgence pour lancer des opérations de change visant à influencer les taux, vendant des devises de réserve pour augmenter la valeur d’une autre devise: dans ce cas, les banques centrales devraient unir leurs efforts pour renforcer la valeur de la gourde par rapport à celle du dollar.
Ensuite la France, les États-Unis et d’autres pays de l’Atlantique Nord devraient également promouvoir des accords commerciaux préférentiels en faveur d’Haïti. Étant donné qu’augmenter la valeur de la gourde augmentera le prix des exportations de Haïti vers les États-Unis, Haïti aura besoin d’aides pour accroitre sa capacité d’exportation et donc compenser les pressions dues à sa balance commerciale. Les États-Unis devraient renouveler et élargir les lois en vigueur, telle que la loi sur l’Opportunité Hémisphérique Haïtienne via les Actes d’encouragement et de partenariat et le Programme pour l’essor économique d’Haïti qui viennent tous deux à terme en 2025 et qui soutiennent le secteur haïtien de l’habillement. Il y a aussi un vaste potentiel pour l’expansion du marché des produits haïtiens en Amérique du Nord, en particulier les fèves de café et de cacao.
Enfin Haïti a besoin d’un allégement complet et permanent de sa dette. La Banque mondiale et le FMI ont déjà percé une brèche en annulant 1,2 milliards de dollars de la dette publique d’Haïti en 2009, après de nombreux retards, puis en 2010, après le tremblement de terre qui a dévasté le pays. Dans ces conditions, cette dette est passée d’environ 19 pour cent en 2009 à environ 9 pour cent en 2011. Mais depuis elle a recommencé à s’accroître. Aujourd’hui les puissances de l’Atlantique Nord et les organisations internationales devraient non seulement annuler cette dette mais reconnaître que celle-ci a un passé si lourd dans l’histoire haïtienne qu’elle ne peut figurer dans les futures relations financières du pays tout en lui permettant d’aller de l’avant. Cela ne veut pas dire qu’Haïti doive recourir à l’aide internationale sous la forme de subventions. La priorité est bien plutôt de renforcer la valeur de la gourde. Une devise haïtienne permettant un véritable pouvoir d’achat aura les effets multiplicateurs dont les devises de l’Atlantique Nord ont longtemps bénéficié, les prêts bancaires et les dépenses de consommation s’associant pour stimuler l’activité économique.
Haïti a indubitablement besoin d’être reconstruite et ces stratégies peuvent l’aider à retrouver une assise financière alors qu’elle cherche à reconstruire ses institutions politiques. Une campagne internationale concertée pour aider la souveraineté financière d’Haïti est la véritable intervention dont Haïti a besoin, et peut-être la seule.
Traduit de l’anglais par Pascale McGarry.
Malick W. Ghachem is a professor of history and the head of the history faculty at the Massachusetts Institute of Technology. He is the author of The Old Regime and the Haitian Revolution and a member of the academic advisory board of France’s Foundation for the Memory of Slavery.
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